Livet-et-Gavet, le crépuscule des usines
Si Grenoble est devenue une ville « high tech », une ville de nouvelle technologie depuis le seconde moitié du XXème siècle, la petite cité industrielle de Livet et Gavet fut un exemple type de développement basé sur la houille blanche, la nouvelle technologie du début du XXème siècle.
Situation géographique
Située dans une vallée alpine de la Romanche, à 35Km au Sud-est de Grenoble en direction de Briançon par le col du Lautaret, ou de l’Alpe d’Huez et des 2 Alpes ( bien connu des cyclistes et des skieurs), Livet et Gavet est une commune de 1200 habitants composée de 3 villages : Livet, Gavet et Rioupéroux et de plusieurs hameaux. Elle s’étire sur 14 kilomètres le long de la rivière et a une étendue de 63 km2 dont à peine 3 Km2 sont cultivables et 13 km2 sont des pâturages.
Pour ceux qui n’en sont pas natifs, les paysages peuvent paraître répulsifs. Isolée au fond de la vallée et encastrée entre 2 massifs montagneux particulièrement imposants (Belledonne et Taillefer), la commune est peu ensoleillée pendant l’hiver.
Mais elle possède un trésor inestimable : de l’eau en abondance avec d’excellents de chutes de dénivelé.
Début de l’industrialisation
Au moyen-âge, des hauts fourneaux artisanaux fonctionnaient déjà comme en atteste l’inventaire minier du dauphin Humbert en 1339.Au XVIème siècle, le Duc de Lesdiguières avait vraisemblablement installé des forges à Rioupéroux. Au début du XIXème siècle, quelques moulins sont en activité autour d’une prise d’eau située à Rioupéroux. A partir de 1816, une 1ère société de hauts fourneaux et d’aciérie s’y installe et vivotera jusqu’en 1861, tuée par les avancées technologiques (passage d’une production d’acier à base de charbon de bois à une production à base de coke –malheureusement les anthracites du Dauphiné sont inadaptées à ce procédé car trop chargées en soufre) .
Le site ne reste pas longtemps abandonné et dès 1864, un industriel grenoblois, Neyret (plus connu comme le créateur de la société Neyret Beyliet devenu Neyrpic à Grenoble) installe une papeterie qui fonctionnera jusqu’en 1912.
2 évènements vont modifier le destin de cette commune :
la découverte de la houille blanche (ou électricité) en 1869, attribué à Aristide Bergès. Le passage d’une utilisation purement mécanique des chutes d’eau à une utilisation hydroélectrique va créer les conditions pour booster l’activité économique.
L’arrivée du tramway en 1893 qui va désenclaver la vallée. Il sera définitivement démonté en 1964 pour laisser place au transport routier.
Transformation sociale et démographique
Ce peuple de paysans montagnards qui vit modestement a du mal à se métamorphoser en une population de paysans ouvriers lors de l’industrialisation de la vallée. L’attachement au mode de vie ancestral, les contraintes de l’usine, la pénibilité du travail, les salaires peu attractifs ne les poussent pas vers ces nouvelles cathédrales d’acier. Dès la fin du XIXème siècle, la main d’œuvre locale est insuffisante et de nombreux immigrés (italiens pour la plupart) accourent à Livet Gavet. Mais les problèmes structurels demeurent. Les natifs et les immigrés (d’autres ruraux issus de régions pauvres) préfèrent travailler l’hiver lorsque l’activité agricole est au plus bas alors que la force mécanique puis hydroélectrique est surtout disponible en été.
En 1914, la main d’œuvre italienne s’enfuit brusquement le 2 Aout lors de la déclaration de guerre (L’Italie étant à ce moment-là l’alliée de l’Allemagne avant de faire volte-face en 1915).L’embellie économique liée aux commandes militaires poussent les industriels à faire venir de la main d’œuvre originaire des colonies (maghrébins) ou de pays neutres (Espagnols, portugais, chinois). 400 prisonniers de guerre allemands sont affectés dans les usines.
Après la guerre, les flux migratoires sont composés du retour des italiens et de l’arrivée de polonais, russes blancs (réfugiés anti-communistes) et d’autres pays de l’Est. En 1931, 51% de la population est d’origine étrangère et celle-ci est passée de 1700 habitants (1900) à 2700 (1931).
Cet univers cosmopolite n’entraînera pas de ségrégation ethnique comme on peut le connaître actuellement certaines banlieues. La ségrégation a plutôt été sociale avec d’un côté les cols bleus (ouvriers) et de l’autre les cols blancs (ingénieurs et employés de bureau), chacun ayant ses propres cités dans la commune.
Le monde des usines représentent avec les familles environ 80% de la population. Le reste est composé sociologiquement du monde agricole résiduel (<2% en 1930) et des services qui composent habituellement chaque commune (commerçant, fonctionnaires municipaux…). Toute l’activité de la commune gravite autour des usines.
Décollage économique et apogée de l’industrie
Livet-et-Gavet, ce sont 3 villages différents, 3 destins parallèles, 3 secteurs d’activités (électrochimie, électrométallurgie et force hydroélectrique) qui vont transformer la commune et la vallée.
Rioupéroux (ruisseau pénible en patois) :
Jusqu’en 1912, l’industrie papetière est prépondérante mais dès 1902, les productions électrochimiques lui sont progressivement associées. Après une période d’incertitude due à la fin de la papèterie, la société AFC (Allais, Froges et Camargue devenue en 1950 la compagnie Péchiney puis Aluminium Pechiney en 1983 racheté par Alcan , RioTinto et finalement vendu en morceau après 2010) rachète le site et installe une usine de production d’aluminium qui démarre en Octobre 1926.
Livet :
C’est le royaume de Charles Albert Keller (1866-1940) génial inventeur et grand seigneur industriel. Cet ingénieur de formation invente un procédé de sidérurgie électrique (récupération des tournures d’acier, déchets peu utilisés et transformation au four électrique en fonte par l’ajout de carbone) et s’associe à un financier (Mr Leleu) pour créer la SKL (Société Keller et Leleu).
A la recherche d’une source d’énergie hydraulique abondante pour alimenter ses fours électriques, il s’installe à Livet en 1902. Pendant la 1ère guerre mondiale la neutralisation des régions grandes productrices d’acier et de charbon (Nord, Lorraine) permet à sa société d’engranger de bénéfices substantiels et de connaitre un essor considérable. La SKL fabriquait notamment des obus pour l’armée française.
Il s’oriente aussi vers la production d’hydroélectricité. Il a commencé par créer la centrale de Vernes pendant la 1ère guerre mondiale. En 1938, le domaine hydroélectrique de la SKL produit annuellement 125 millions de KwH dont 60 millions pour l’usine et le reste pour la distribution électrique notamment celle de Grenoble. Tout cela sera nationalisé en 1946 et intègrera EDF.
Gavet - les Clavaux:
2 usines s’installent dans ce village sur le même site, l’une étant la locataire de l’autre :
La CUAEM (compagnie universelle d’acétylène et d’électrométallurgie) mise en route en 1903
La SECEM (Société d‘électrochimie et d’électrométallurgie) qui démarre en 1897
Vers 1930, ce sont 4 usines que l’on peut classer dans l’industrie lourde, version capitalistique du combinat soviétique ainsi que toute une série de centrales hydrauliques (Vernes, Le Baton, Pierre Eybesse, Les Roberts…) destinées à alimenter ces sites qui sont installées dans la commune
Politique sociale
Progressivement, au cours des années 1920-30, les dirigeants des usines mettent en place une politique sociale pour fidéliser leur personnel et éviter les débauchages entre les différents employeurs. Cela a pour effet de transformer définitivement les ouvriers paysans en ouvriers à temps plein. De ce fait les grandes grèves de 1936 (Front populaires) auront peu d’impacts dans cet univers.
Des différences demeurent selon l’employeur. Chez SKL, on reste dans un modèle patriarcal très XIXème siècle avec Ch. Albert Keller en haut de la pyramide. Le patron intervient directement dans la gestion des oeuvres sociales et décide de tout. Chez AFC, c’est une organisation paternaliste plus moderne qui s’installe, pensée comme un système global qui ne se contente pas de répondre aux besoins.
On parie sur les familles pour stabiliser la main d’œuvre en créant des logements décents, en offrant des prestations sociales, en créant une caisse de secours mutuel « maison » (avant la création de la sécu) et un service médico-social, des loisirs d’entreprise et des coopératives d’achats.
Livet: Pavillon du patron de la SKL Charles Keller. Il a servi de décors dans le film "les rivières pourpres"
La pollution
Dès 1879 les problèmes de pollution deviennent récurrents. L’époque n’est évidemment pas à la protection de l’environnement mais à la production à tout crin.
Cela commence par la papeterie. Pour améliorer le papier produit à base de bois, on ajoute de la pâte à chiffons. Ceci a pour effet de rendre impropre l’eau de la Romanche en aval à cause des rejets d’eaux de lessivage avec chaux, acides et chlore.
Jusque dans les années 60, le ciel était souvent obscurci par les fumées rejetées par les 4 sites industriels. L’un des pires fléaux, qui produisait paradoxalement peu de vapeur était le rejet de fluor par l’usine d’aluminium (Environ 100 Kg par tonne d’aluminium produite chiffre qui fut réduit à 1Kg en 1980) qui provoquait une lente destruction des végétaux et de la forêt et par ricochet des dommages sur les quelques activités agricoles.
La municipalité
Dès le début de l’industrialisation, elle a eu un rôle de facilitateur pour les démarches des usiniers et n’intervient pas dans leurs affaires. En contrepartie, elle a bénéficié des retombées économiques sous forme de logements, d’équipements et d’installation électriques. Par contre, elle reste très sourcilleuse sur l’exportation du courant électrique hors territoire communal. Celui-ci est considéré comme l’équivalent du pétrole chez les pétro-monarchies de la péninsule arabique.
Fin de l’âge d’or industriel
La population atteint son maximum au milieu des années 50 avec 3100 habitants environ (en 2016 1200 habitants environ). Mais le pire est à venir. En 1960, la SECEM cesse son activité aux Clavaux. En 1967-68, c’est au tour du site SKL de Livet de fermer. A cette époque, des 30 glorieuses (1945-1975), les ouvriers sont réembauchés dans les usines avoisinantes. Dès le milieu des années 80, l’usine d’aluminium de Rioupéroux se vide progressivement de ses forces, est partiellement rasée en 1992 avant d’être définitivement fermée à la fin de la décennie 90.En 2015, il ne reste plus qu’une usine aux Clavaux : FERRO PEM , ex CUAEM .
Dans toute évolution, un jour les nouvelles technologies deviennent des vieilles industries. C'est ce qui est arrivé au charbon et à la sidérurgie dans le Nord et la Lorraine ( qui étaient les nouvelles technologies du XIXème siècle) , ce fut le destin des usines de Livet-et-Gavet.
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Les centrales hydrauliques de la vallées de la Romanche
L’électricité produite est aujourd’hui utilisée loin de la vallée apportant quelques compensations financières mais peu d’emploi.
CENTRALES | PUISSANCE | MISE EN SERVICE |
1- Le Rivier d’Allemont |
| 1918 |
2 – Le Verney |
| 1909 |
3- Oz-Grand-Maison | 1 800 000 kW | 1985 |
4- Saint Guilherme I& II | 116 000 kW | 1925/1983 |
5- Baton | 3 700 kW |
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6- Livet | 920 kW | 1905 |
7- Les Vernes | 9 500 kW | 1918 |
8- Les Roberts | 11 000 kW | 1915 |
9- Rioupéroux I & II | 24 000 kW | 1889/1917 |
10 - Les Clavaux | 13 000 kW | 1905 |
11 - Pierre-Eybesse | 12 000 kW | 1899 |
12 - Saint-Berthélémy |
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13 - Noyer Chut |
| 1917 |
14 - Lac Mort |
| 1907 |
15 - Jouchy |
| 1901 |
16 - Loula | 46 000 kW | 1949 |
17 - Péage-de-Vizille |
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18 - Drac Inférieur |
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19 – Drac-Romanche |
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Le chantier de transformation de 6 petites centrales hydroélectrique ( n°6 à 11) en une seule produisant environ 550 millions de KwH va fournir du travail pendant plusieurs années.